Œuvre magistrale ou épouvantail malveillant, chef d’œuvre architectural et technique ou aberration stylistique pondue par un architecte mégalomaniaque ? on l’aura compris L’hôtel du lac de Tunis, anime les débats et laisse rarement indifférent entre adeptes le considérant comme une œuvre significative en Tunisie à sauvegarder et détracteurs le jugeant comme une absurdité qu’il faudrait faire disparaitre de la Skyline du centre-ville de Tunis.
Situé à l’aboutissement Est de l’avenue Habib Bourguiba berçant du côté Est l’avenue de La république et Bordant l’avenue Mohamed V à l’ouest , l’hôtel maintenant laissé à l’état d’abandon depuis l’arrêt de son exploitation dans le début des années 2000, Déploie majestueusement ses 416 suites suspendues dans le Ciel tunisois , avec sa forme très caractéristique de pyramide aplatie et inversée tel un majestueux rapace prenant son envol .
Contexte
Tunis, ville aux multiples facettes, au richissime patrimoine architectural et urbain tant arabo-musulman qu’européen, était en quête dans un contexte d’essor post- indépendance de la nation tunisienne, d’une nouvelle image de marque urbaine qui refléterait une modernité décomplexée voir une certaine avant-garde.
Fort d’une volonté de compléter l’offre d’équipements hôteliers urbains pour la capitale, le président Bourguiba, l’instigateur de plusieurs projets de construction en la matière, avec à la Manoeuvre de jeunes architectes internationaux prometteurs d’inspiration Moderniste tels que Olivier clément Cacoub, kyriacopoulos et Jaques Marmey ; contracta pour la construction « d’un grand hôtel à Tunis » un certain Rafaele Contigiani.
Hôtel du lac Vue depuis la place du 14 janvier
Rafaele Contigiani, le Funambule….
Rafaele Contigiani en 2008
Né à Turin en 1920 et Diplômé en 1947 de la faculté d'architecture de Rome, Contigiani se distingua dès 1954, en concevant le pavillon permanent italien de la foire de Zagreb pour le compte de l'Institut du commerce extérieur, une construction en charpente métallique explorant le concept de pyramide inversée. A ce propos il disait lui-même dans une interview à un journal local de la ville italienne de Matelica que c’était « une œuvre irréalisable tant les contraintes techniques étaient importantes. » il poursuit, « 15 entreprises spécialisées dans la construction en acier avaient été consulté pour la réalisation, toutes se sont désistés. Par chance une entreprise de Trévise releva le défi et réussit à concrétiser le projet ». Réalisant par la suite un centre de production et un auditorium de la RAI à Naples, (1958 -1963) dont une maquette avait attiré l’attention du Président Bourguiba dans une foire à Tunis.
Commence dès lors le long périple de Contigiani en Tunisie où il construit dans un premier temps le siège de la compagnie aérienne italienne à Tunis et une large série d’hôtels à Monastir, Kairouan, Sousse, Sfax et Hammamet où il avait conçu l’hôtel Sindbad qu’il décrit comme étant « une pieuvre géante qui pousse ses tentacules dans une forêt d'arbres et de haies en fleurs ». C’est d’ailleurs « le travail dont il est le plus fier » dit-il.
Aspirant à concrétiser un jour son rêve de concevoir « un arbre aux maisons », l’italien se vit offrir une opportunité unique de réaliser un « Grand hôtel au centre de Tunis ». C’est ainsi qu’inspiré par les pyramides du pavillon de Zagreb et enthousiasmé par les possibilités techniques de l'acier, l’architecte conçut un bâtiment « capable d’exhiber ses caractéristiques internes » l’hôtel du lac était ainsi né. Il confia par la suite à un ami saoudien qu’il n’était pas allé au bout de ses idées et qu’il « avait imaginé de puissantes colonnes d'acier avec des escaliers et des ascenseurs, soutenant des plates formes suspendues dans le vide reliées par des passerelles aériennes. » Et « qu’en les empruntant par temps clair, vous apercevriez la Sicile au-delà de la mer et les oasis tunisiennes de l’autre côté. »
Genèse
Initialement, le bâtiment comme sa dénomination l’indique devait faire face au lac de Tunis parallèlement à l’avenue Mohamed V, sauf que Bourguiba désireux de donner plus d’ampleur à l’avenue portant son nom, décida de faire pivoter le bâtiment et d’orienter ses ouvertures respectivement sur les côté Nord et Sud.
Hôtel du lac Coupes et plans
Intégralement réalisé par une entreprise autrichienne spécialisée en construction métallique, l’hôtel se présente sous une forme « d’équilibre instable » avec une base extrêmement restreinte qui s’élargit progressivement avec le développement en hauteur en dix niveaux pour atteindre la largeur maximale au tout dernier. Cette logique évolutive, maximise le potentiel de vue et rajoute un certain cachet aux suites situées dans les étages supérieurs. Forme et fonction se complètent ainsi et fusionnent dans une dualité optimisante.
L’hôtel présente deux façades rideaux composées de Menuiseries à châssis fixe importées d’Autriche, les façades latérales beaucoup plus restreintes se réduisent à la dynamique complexe des escaliers de secours en forme de zigzag aux deux extrémités du bâtiment. La structure Hybride en Béton et en acier repose sur des fondations composées de 190 pieux en béton armé ancrés à une profondeur de 60 m.
Photo de 2013, Hôtel du lac façade antérieure Détail des encorbellements des escaliers en zigzag
On retrouve le même degré de sophistication à l’intérieur qu’à l’extérieur, utilisation exhaustive d’une combinatoire de suspentes métalliques et d’éléments en verre pour les éclairages, sols en linoleum, ameublement d’inspiration moderne et les mêmes tons de coloris sont repris à l’intérieur. Une majestueuse gravure d’Abdelaziz Gorgi trônerait même dans le hall principal de l’hôtel.
Filiation Brutaliste
Illustrations représentant les chefs d’œuvres du brutalisme Réalisés par Marta Colmenero
Le Brutalisme se définit comme étant une variante du Mouvement Moderne en architecture caractérisé par le rythme répétitif des ouvertures ainsi que l’absence d’ornements et le caractère « Brut » du Béton. Mais pour autant pouvons-nous considérer que l’hôtel du lac s’inscrit irréfutablement dans cette mouvance ?
De Plus, l’édifice a été Récemment référencé comme faisant partie des 10 œuvres significatives du Brutalisme par le site d’actualités architecturales Arch Daily (voir ici https://www.archdaily.com/867243/unique-brutalism-celebrating-35-years-of-the-barbican ).
Reconnaissance internationale rare et très qualitative dans un pays ou l’architecture moderne et contemporaine peine à s’exprimer et à s’étendre.
Cependant, on peut émettre quelques réserves quant à cette filiation, certes l’hôtel du lac empreinte au Brutalisme quelques éléments de langages très distinctifs ( pureté de la forme , absence d’ornements, ouvertures répétitives) mais se différencie très caractéristiquement par son enveloppe extérieure en panneaux cuivrés par rapport à l’aspect « brut » du béton endémique à ce style .
l’âme véritable de ce bâtiment ne se trouverait elle pas dans l’essence de la réflexion initiale de son concepteur ? c’est-à-dire « un arbre à suites » en apesanteur au-dessus de la ville poussant la rationalité constructive à son paroxise indépendamment de tout style ou mouvement connu ?
Une icône Internationale
À son apogée, l’hôtel accueillit la fine fleur des célébrités internationales de l’époque, et fut un lieu huppé et très mondain, on reporte même que James Brown et sa troupe s’y sont même donné en concert. Avec sa forme distinctive, l’œuvre de Contigiani reste bien inscrite dans l’imaginaire collectif des tunisiens et fait partie intégrante de leur carte mentale, certains lui vouent même un attachement sentimental tant cet hôtel constitue un repère cognitif et identitaire dans l’espace urbain tunisois.
On dit que Georges Lucas, de passage en Tunisie pour tourner son premier Star Wars (Episode 4 « A new Hope ») fut subjugué par ce bâtiment, il s’en est même inspiré pour dessiner Les Jawa Sandcrawlers, une sorte de char du désert, utilisé par des créatures fantastiques de La Planète Tatooine.
A gauche silhouette de l’hôtel du lac à droite le Jawa Sandcrawler
L ’influence ira jusqu’à donner le Nom « DULOK », forme déviée de « Du lac » à une autre espèce fantastique de la Saga.
Le rayonnement de ce bâtiment étant tel qu’un reporter d’un quotidien australien de Melbourne, Andrew Mayers, publia un article à son sujet le décrivant avec la mention « au Cœur de Tunis, l’architecture élancée et Futuriste de L’hôtel du lac toute retournée, avec des chambres flottantes dans l’espace »
« L’hôtel Du lac de Tunis est un Bâtiment Iconique ! au même titre que le Flatiron ou l’empire state building De New York, il reste le témoin d’une expérience unique en Tunisie » s’était exclamé George Arbid fondateur de L’Arab Center for Architecture. Dans une interview accordée au Guardian.
c’est dire l’importance et le rayonnement universel que revêt cette « singularité architecturale » bien Tunisienne.
Dégénérescence
Suite aux vagues de privatisations des équipements hôteliers tunisiens des années 90, l’hôtel du lac ne fut pas épargné, Pire encore aucune stratégie de développement viable n’a pu être mise en place conduisant inéluctablement à le voir fermer ces portes au début des années 2000.
Épilogue ultime d’une vie pleine de péripéties, l'hôtel a été acquis par un fond d’investissement libyen dont Les intentions demeurent bien obscures. Personne n’est en mesure de savoir si l’acquéreur compte rénover ou détruire le bâtiment.
Certaines rumeurs, affirment que l’option du démantèlement en vue de le remplacer par un nouveau palace est privilégiée. Cette information est relayée avec insistance depuis 2013 par plusieurs Médias …
Même si la ville de Tunis n’assure qu’aucun permis de démolir n’a été délivré, rien dans la loi n’empêcherait sa disparition puisque l'immeuble en question ne bénéficie d’aucune protection d'ordre patrimoniale (type classement, inscription...)
Sagesse
Photo de 2013
Mis à part quelques architectes et quelques associations, aucune prise de conscience réelle de La valeur « Patrimoniale » de ce bâtiment n’est à pourvoir. Certains iront même jusqu’à affirmer que le l’édifice avait été mal exécuté et que sa forme est due à une mauvaise interprétation des plans fournis par l’architecte. Il demeure ainsi largement marginalisé par une opinion globalement indifférente.
La faute à Qui ?
Au « Zaiim » qui aurait voulu pousser trop vite la Tunisie dans le peloton de tête des Pays à l’avant-garde du modernisme architectural ? Et qui aurait laissé libre cours à quelques têtes brulées pour défigurer le paysage urbain loin de tout rationalisme identitaire et culturel ?
Ou bien au contexte actuel de banalisation et de médiocrisation de tout dans une Tunisie en proie à des modifications socio- économiques et politiques majeures, qui vit recluse dans des modèles architecturaux inertes, en deçà même de ce qu’elle avait vu naitre sur son sol dans le passé ?
Que faire alors ? laisser dépérir tous les témoins des époques révolues ? ou catalyser une prise de conscience collective en vue de, d’abord, Protéger les quelques « vecteurs de Signal pour la société » (Françoise Chouay, « l’allégorie du patrimoine ») pour ne pas les voir disparaitre dans l’indifférence générale ; puis ensuite d’entamer une démarche de patrimonialisation en activant les outils juridiques nécessaires pour encadrer les opérations futures dont ils seraient objet.
L’hôtel du Lac en ce sens est une opportunité unique pour une opération de réhabilitation pilote où l’on donnerait une seconde jeunesse à une icône indissociable du paysage tunisois.
Canalisons la charogne des grands groupes hôteliers étrangers pour sauvegarder un émissaire des temps anciens. Rêvons d’un hôtel du lac rayonnant à nouveau sorti de la tourmente qui obscurcit de plus en plus son devenir.